Dans un article précédent, nous invoquions la théorie des jeux afin de nous questionner sur l’existence de règle conditionnant notre comportement en tant que citoyen. Nous verrons que les gains individuels et collectifs conditionnent aujourd’hui le comportement des joueurs, et qu’il est important d’instaurer une culture de la coopération pour répondre aux enjeux écologiques.
Cas 1: le dilemme du prisonnier
Mise en situation: vous êtes à la tête d’une mafia importante mais un jour votre associé et vous êtes arrêtés par la police. On vous interroge alors, chacun dans une salle séparée, et on vous propose le deal suivant:
- Si vous balancez votre associé et que lui ne vous balance pas, vous ressortez libre
- Si vous balancez votre associé mais qu’il fait la même chose, vous prenez tous les deux 1 an de prison
- Si vous ne balancez pas, mais que lui vous balance vous prenez 10 ans de prison
- Si ni vous ni votre associé de balancez, vous prenez tous les deux 3 ans de prison
A travers ce jeu, nous ne faisons rien de plus que fixer des règles. La stratégie de l’un ou l’autre des joueurs sera guidée par ces règles, ainsi que par un présupposé: chaque joueur cherche à maximiser ses gains personnels.
Alors, quel choix feriez-vous ?
Cas 2: vous habitez en colocation
Bob et Georges habitent en colocation. Les jours passent et les miettes s’accumulent dans le salon, des tâches apparaissent. Nous sommes dans un jeu, et comme tout joueur qui se respecte, ils ont quelque part en tête leurs gains individuels.
- Si je ne fais pas le ménage et qu’il ne le fait pas non plus, nous perdons tous les deux,
- Si je le fais mais pas lui, alors je perds 1h dans mon week-end,
- Si c’est lui qui le fait, alors en un sens je maximise mes gains: j’ai un salon propre et 1h de temps libre.
Une chose diffère toutefois ici grandement du cas du dilemme du prisonnier: vous pouvez communiquer.
Oui mais … une fois que l’on a communiqué, les choses pourraient rester les même: qui sera le premier à faire le ménage ? Qu’est ce qui m’assure que l’autre fera sa part ?
Il nous manque un contrat. Un contrat moral suppose que la confiance règne (Bob et Georges se font suffisamment confiance pour habiter ensemble). Mais qu’il soit moral ou non, le contrat a pour principe de prévoir des conséquences en cas de non respect, ce qui mène à la modification de la structure des gains. En fait nous pouvons par ce biais ajouter une règle:
- Si la personne désignée ne fait pas le ménage, l’autre doit payer 1h de ménage par un professionnel
Avec l’ajout de cette simple règle, maximiser ses gains sans faire le ménage devient impossible (sauf si vous estimez que votre temps libre vaut plus que le salaire horaire d’un professionnel du nettoyage). Le jeu est devenu vertueux: il a tracé une stratégie gagnants-gagnants.
Théorie des jeux et coopération
A travers cet exemple, nous avons montré qu’en collaborant et en communicant, il est possible de faire en sorte que personne ne perde.
Notre modèle de société est avant tout basée sur des modèles de jeux compétitifs. Le capitalisme, par exemple, est un jeu dans lequel la compétition permet de produire des gains collectifs (innovation, progrès) en maximisant les gains individuels. Pour ceci, la collaboration est mise à profit, et les gains individuels sont créés au service du gain global (parfois, surtout au service d’autres gains individuels). A l’intérieur des entreprises, la coopération est notamment institutionnalisée par le contrat de travail, et à l’intérieur de notre société par le contrat social.
Prétendre que le progrès et l’innovation sont permis par la coopération serait aller à rebours de plusieurs décennies (voir siècles) de théorie économique. Car pour les penseurs libéraux, ce qui fait avancer notre monde, c’est justement la compétition, la « concurrence ». Allons bon, un peu de compétition serait bon pour le collectif ? Pour autant, imaginons que toute la matière grise soit mise à profit dans un système coopérant, avec une vision claire et un contrat juste. Quels seraient les impacts sur notre monde économique ? Et ses acteurs ?
Tout l’enjeu est donc celui-ci: redéfinir les contours d’un jeu, maximiser les gains globaux en prenant soin de ménager les gains individuels.
Et l’écologie dans tout ça ?
Dans ce contexte de joueurs, de gains et de stratégie, l’écologie n’occupe pas une place optimale. Penser écologie, c’est supposer que les joueurs renient leurs gains. Ou comme le dirait Tobias Barblan:
Dans le contexte actuel, il est difficile de faire des choix écologiques évidents car les effets bénéfiques sont souvent répartis sur les gains personnels de tous les joueurs mais le joueur qui les met en place se voit imputer une part de son gain personnel inversement proportionnelle au nombre de joueurs qui jouent le jeu.
Comment faire pour que tout le monde diminue ses gains individuels ? Aujourd’hui, force est de constater que tout est fait pour que cela n’arrive pas. Outre les opposants aux lois climat (climato sceptiques en tête), la tendance générale au « développement durable » est une stratégie permettant de remplacer les gains non-écologiques par un équivalent plus vert. Ainsi, la raison pour laquelle le développement durable est alléchante, tient au fait qu’elle ne demande pas de nous d’effort particulier de changement de nos modes de pensée.
Et ce serait plus facile si les gains globaux potentiels étaient visibles ! Mais allez expliquer au citoyen américain qu’ils doivent lâcher leur trucks ou leur SUV parce que dans 50 ans la Terre se sera réchauffé en moyenne de 2°C… Le découragement nous guette.
Alors comment sortir d’un jeu du type « dilemme du prisonnier » ? Comment créer des stratégies de coopération ? Comment maximiser les gains globaux ? Il nous faut être créatifs…
Si l’on s’en tient à la théorie des jeux, un levier parait rapidement activable. Nous pouvons par exemple montrer les bénéfices globaux d’une stratégie de collaboration. Pour cela, la communication est essentielle (et nous sors du stricte cas des prisonniers). Car les gains globaux sont lointains et reposent sur la perpétuation d’un climat stable, difficile de faire passer cela pour un gain intéressant. Et si les images chocs des innondations et feux de forêts sont efficaces, doit-on attendre les catastrophes à venir pour changer nos stratégies ?
La nécessité d’un changement de culture
Une autre solution à ne pas négliger, est l’éducation à une culture de la coopération. Si cette stratégie nécessite un travail profond et de long terme, elle seule nous permettra de faire face aux périls à venir.
Car d’autres crises sont déjà à l’oeuvre. En tête de celles-ci: l’effondrement de la biodiversité. Le vivant se meurt et la nature recule. Et les leviers actionnables sur ce sujet sont rares: comment expliquer aux joueurs qu’ils doivent renoncer à leurs gains alors que les bénéfices individuels et collectifs à une telle stratégie sont impalpables ? Qu’est-ce que je gagne à protéger le vivant ?
Il est urgent d’avoir recours à un nouveau contrat moral. Seul ce nouveau contrat (édictant donc de nouvelles règles) nous permettra d’instaurer une culture de respect de la nature, décorrélée de no gains individuels. Défendre le vivant par principe, coûte que coûte, vaille que vaille.
Les contrats moraux sont fragiles, et les changements culturels sont longs et périlleux…
A vous d’être créatifs: quels leviers avez-vous pu mesurer autour de vous, pour faire passer les gens d’une stratégie de compétition à une stratégie de coopération ?
Dans le prochain article, nous aborderont la différence entre les jeux finis et infinis.
Pour aller plus loin:
Cours de Ben Polak sur la théorie des jeux en économie, mis en ligne par l’université de Yale:
https://journal.unipoly.ch/2019/03/31/theorie-des-jeux-et-enjeux-climatiques/
Article scientifique au sujet de la diplomatie vu par le prisme de la théorie des jeux.
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