Gilles Boëtsch est anthropobiologiste et directeur de recherche émérite au CNRS. Il co-dirige l’Observatoire Homme-Milieu international (OHMi) Téssékéré au Sénégal. Dans le Sahel, son équipe interdisciplinaire étudie l’impact de la Grande Muraille Verte (GMV) sur la faune, la flore et la population. Il partage avec nous son expérience de l’interdisciplinarité.
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Comment est né le projet interdisciplinaire de l’OHMi Téssékéré ?
J’ai créé l’Observatoire en 2009 avec le CNRS et l’Université de Dakar. J’ai initié le projet avec le professeur Aliou Guissé, qui est devenu un ami. Sa spécialité est l’écologie végétale, moi, c’est l’anthropologie, dès lors, chacun a nourri l’autre de son savoir. Au démarrage, nous étions plus dans la pluridisciplinarité que dans l’interdisciplinarité qui est plus complexe à mettre en œuvre.
D’abord, nous avons commencé par travailler sur la diversité végétale et la physiologie végétale. En effet, la GMV répond avant tout à un problème climatique, car, dans cette région, il fait très chaud et il y a peu d’eau. Par conséquent, les arbres, et plus particulièrement les ligneux, doivent s’adapter à ce contexte.
Ensuite, le seul modèle économique qui fonctionne dans cette zone est basé l’élevage des grands troupeaux. Cet élevage est antagoniste à la reforestation. En effet, dans cette zone où il y a peu d’eau et peu de végétaux, les arbres, et plus particulièrement leurs feuilles, sont une source d’alimentation pour les animaux.
Le troupeau et le manque d’eau, dû au climat, sont donc les deux principaux obstacles au développement de la GMV. Par ailleurs, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que nous nous contentons d’observer les habitants. In fine, ce sont eux qui travaillent la terre et qui plantent les arbres.
Comment s’est articulé l’interdisciplinarité autour du projet ?
Nous avons développé quatre axes. Le premier tourne autour de la biocénose, qui correspond aux interactions entre l’écologie animale et l’écologie végétale, le cas des insectes pollinisateurs illustre bien le sujet. Le second axe porte sur le biotope, les experts analysent le milieu : l’eau, la température, la composition du sol… Le troisième est la santé, qui est mon domaine. Quand on modifie un écosystème, ça entraîne toujours des conséquences sur la santé des habitants, comme on l’a vu avec la Covid. Le quatrième axe concerne les sciences humaines (économie….)
Concrètement, planter des arbres va modifier l’humidité relative sous les arbres. On y trouvera alors plus d’herbes et plus de végétaux qui, à leur tour, rendront le sol plus humide. Ce sol va ainsi pouvoir stocker plus de poussière, issue principalement du Sahara. Cette diminution des poussières dans l’air va limiter les maladies respiratoires dont l’asthme. De plus, ces arbres et cette végétation vont produire de nouvelles ressources végétales, notamment des fruits et des huiles. Cela va faire évoluer les habitudes alimentaires avec, par exemple, un apport plus important de vitamines. En revanche, avec l’eau, qui va stagner plus longtemps, des maladies transmissibles qui existaient moins, comme le paludisme, peuvent se redévelopper. La réalité est, de ce fait, ni noire ni blanche, mais très nuancée et complexe. Dans l’intérêt des populations, il faut trouver le bon équilibre entre les externalités positives et négatives.
Quels bénéfices les chercheurs tirent-ils de l’interdisciplinarité de l’OHMi dans le cadre de leurs études ?
Le bénéfice initial est de faire progresser le savoir et la science, en d’autres termes, mieux comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes qui ont l’air simples, a priori, mais qui s’avèrent plus complexes. L’interdisciplinarité, nous la pratiquons car nous ne sommes pas dans un champ disciplinaire, mais nous travaillons sur un objet d’étude. Notre objet d’étude, ou »point focal » dans notre jargon, est la Grande Muraille Verte qui va changer la vie des gens et changer l’écosystème. Pour comprendre ça, il faut être pluri ou interdisciplinaire. L’interdisciplinarité se fait ainsi autour de l’objet commun, de l’objet partagé.
Par exemple, la santé va dépendre des maladies vectorielles, comme le paludisme ou la trypanosomiase, mais aussi des maladies chroniques non-transmissibles comme l’hypertension ou le diabète qui tendent à fortement se développer. Ces maladies dépendent des conditions du milieu. Dans ce cas, il faut connaitre les zones de stockage de l’eau et l’emplacement des mares, qui est une expertise que nous apportent les hydrogéologues et les géographes. Mais aussi avec les sociologues et anthropologues sur les changements de comportements alimentaires. Pour comprendre, nous sommes donc obligés de travailler ensemble et d’échanger. Finalement, l’interdisciplinarité se fait aussi autour de l’échange sur l’objet commun.
Un autre exemple, cette population d’éleveurs marchent beaucoup, 8 à 10h par jour. Paradoxalement, les médecins ont vu qu’ils souffrent d’hypertension, augmentant le risque accident vasculaire cérébraux (AVC). Les analyses d’eaux des hydrogéologues montrent qu’ils boivent de l’eau assez salée. Par l’étude de leur culture alimentaire, les experts en socio-anthropologie, eux, ont découvert, qu’en plus, ils aiment manger salé. L’intérêt de l’interdisciplinarité est là : chaque expert détient une bribe d’information et, ensemble, nous rassemblons les pièces du puzzle.
Finalement, nous pratiquons une science un peu appliquée pour que la population en tire un profit. Le premier bénéfice est de faire avancer le savoir et le deuxième est que cela serve aux populations locales. Au niveau de la santé, des réunions d’information et des entretiens se tiennent régulièrement avec les habitants. Aujourd’hui, tout le monde sait ce qu’est l’hypertension. Faute d’argent pour acheter des médicaments, les habitants font de la phytothérapie. Pour faire baisser leur tension, ils boivent, par exemple, des infusions de feuilles de balanitès [dattier du désert, ndlr], une solution issue d’une tradition médicinale locale. Pour les AVC, ils ont « perdu en magie ». Les habitants ont compris qu’il ne s’agit pas d’un mauvais esprit qui aurait battu un villageois, mais d’un problème cardio-vasculaire.
Comment se passe les interactions entre l’équipe interdisciplinaire et la population locale ?
Au début, les éleveurs étaient contre la GMV parce que ça immobilisait des terres qui étaient protégées par des grillages pour éviter que les arbres ne soient mangés. Puis, la mise en place de jardins polyvalents, qui prennent aussi de l’espace, a permis aux femmes du village de faire du maraîchage et ainsi de vendre sur le marché des légumes (carottes, pommes de terre, poireaux…).
Maintenant, les habitants veulent plus de jardins. Ces jardins permettent à celles qui s’en occupent de gagner de l’argent et de devenir un peu autonome par rapport à leurs maris. Ces derniers le vivent plutôt bien puisque cela augmente le pouvoir d’achat du foyer. D’ailleurs, Amadou Hamath DIALLO, un étudiant sénégalais en socio-anthropologie, a rédigé une excellente thèse abordant notamment ce sujet.
Ensuite, nous avons mis en place un travail pédagogique sur l’écologie auprès des écoles. En effet, pour les enfants d’éleveurs, les arbres représentent du fourrage pour le bétail. L’objectif est de leur expliquer ce qu’est un écosystème et surtout de les emmener planter des arbres. Au début, les élèves ne savaient pas comment cela se passait. Ils voyaient seulement des adultes partir avec des pelles sur des camions vers les plantations. En leur faisant prendre conscience des problématiques de l’environnement, ça ira mieux pour tout le monde. Bien que cette démarche soit avant tout à destination des populations, nous pourrions aussi en faire un sujet d’étude, ce qui donnerait lieu à de la publication dans le cadre des sciences humaines et sociales.
Enfin, nous avons une activité médicale importante, au dispensaire, nous les soignons gratuitement, donc les habitants trouvent ça super. Pour nous, c’est l’occasion de mieux comprendre les pathologies qu’ils ont.
Le projet de la Grande Muraille Verte pourrait être étendu au nord du Sahara. Dans quelle mesure la recherche interdisciplinaire pourrait évoluer ?
La GMV est partie de l’initiative de 11 pays, dont 8 sont actuellement en guerre. Des pays voisins, comme l’Algérie ou le Maroc, ont demandé à être associés, ce qui fait que le projet intéresse 33 pays. Dans ce contexte, nous essayons d’être une vitrine et de montrer ce que nous faisons. En plus du Sénégal et du Burkina Faso, avec lesquels nous travaillons déjà, nous essayons de monter un réseau de recherche avec le Niger, le Tchad et l’Éthiopie. L’idéal serait d’avoir un observatoire par pays, ainsi, nous pourrions échanger pour leur apprendre des choses et qu’ils nous en apprennent.
Par exemple, savoir quel type d’arbre peut convenir : le balanitès qui pousse très bien au Sénégal pourrait être implanté tout le long de la GMV. Sur les espèces d’animaux, nous pourrions nous interroger sur les raisons pour lesquels nous trouvons une espèce donnée à un endroit, mais pas à un autre. Il y a des tas d’informations et nous sommes avides d’informations.
Quels conseils donneriez-vous à ces futures structures ?
D’abord, aller voir les publications de l’OHMi Téssékéré, car depuis 12 ans, nous avons réalisé environ 140 publications scientifiques sur le sujet. Ensuite, nous contacter parce que nous ne faisons pas tout malheureusement. Il y aurait surement des compléments à faire et des comparaisons, par exemple, est-ce que les femmes sont impliquées dans la GMV ailleurs qu’au Sénégal.
Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site web de l’OHMi Téssékéré ou sur le site web de l’institut Balanitès.
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